Énigmatique et touchant, Bertrand Belin donnait deux concerts à Bourg-en-Bresse les mardi 5 et mercredi 6 novembre. Une essence rare de poésie qui vous enveloppe et vous imprègne en douceur. Les mots, le groove, l’humour, la présence… Chronique d’un univers singulier.
« Petit à petit, petit à petit, petit à petit… L’oiseau, l’oiseau fait son… Bec ». Bertrand Belin invite les quelque 300 spectateurs du Théâtre de Bourg-en-Bresse à rentrer dans son concert par la petite porte. Avec ses incantations psalmodiées sur des nappes de synthés, Bec n’est pas le titre le plus évident du sixième et dernier album, Persona. Mais il accroche d’emblée l’oreille autant qu’il intrigue, et donne envie de faire un bout de chemin avec son énigmatique interprète.
« I’s’fout d’ma gueule çui-là, là !»
Ça se passe comme ça chez Bertrand Belin. Son univers singulier forme un tout cohérent, une essence rare de poésie qui vous enveloppe et vous imprègne en douceur.
Le mérite en revient d’abord aux textes. « Belin, on n’y comprend rien » disent ses détracteurs. « I s’fout d’ma gueule, çui-là, là !» s’accuse l’intéressé dans l’un de ses inénarrables intermèdes. Il en rajoute même une couche en présentant une chanson « où y’a rien dedans ». Et alors ? Pas besoin d’en saisir le sens lorsque les mots suggèrent l’émotion.
Exemples. « Sous une pluine folle, folle, folle, la silhouette rentre enfin, entre deux boueuses flaques, flaques »… « J’ai travaillé à travailler (trois fois), au travail »… « Un point rouge dans la nuit, c’est une clope… Un ours qui fume, je n’en crois rien… Quelqu’un de transi, quelqu’un qui fuit, quelqu’un qui cherche un pays ». D’images fulgurantes en répétitions routinières, cet impressionniste d’un monde en péril évoque la solitude urbaine, les cadences infernales ou les migrants en fuite. Alors, y’a rien là ?
Un groove fantastique
Après, l’artiste a le chic (c’est le mot) pour mettre ses paroles en résonance avec sa musique. La tournée Persona se la joue électrique, beaucoup plus que l’album de couleur Bleu nuit. Desservi par un son moyen, moyen ces deux soirs à Bourg, mais boosté par un quatuor aussi basique (guitares, batterie, basse, synthés) qu’efficace, Bertrand Belin varie les plaisirs.
Le set alterne balades nocturnes, tempos alanguis, folk-rock avec solo de guitare ou techno avec boule à facettes. Et toujours reviennent les pulsations d’un groove fantastique qui menace de vous arracher du fauteuil. Mais non, pas bouger, on est au Théâtre… « Le groove, ça vous plait ? lance Bertrand Belin, en constatant que le public est dedans. Vous pouvez vous rasseoir !» Un supplice sur les morceaux les plus chauds. Tel, au final, ce Dimanche atomique écrit avec The Limiñanas.
Une présence
Il est comme ça Bertrand Belin. Le personnage qu’il compose, ou pas, fait partie de la performance. Il y a cette voix de crooner tabagique au charme de velours Bashungien, même si elle peine désormais à monter dans les tours.
Il y a ces intermèdes délirants. Ici l’humoriste déclame un discours politique hilarant façon François Mitterrand (« ça, c’est la France »). Là, il moque de lui-même. A un moment, il improvise un cercle vicieux (« travailler pour les sous, les sous pour manger, manger pour le corps, le corps pour travailler ») qui pourrait être l’embryon d’un texte à venir. Mardi, il s’était servi de l’emballement d’un synthé pour dériver vers la gare du Nord ! Chez cet intuitif, tout accident est matière à chanson.
Il y a encore cette gestuelle si particulière, ce pas de danse entre moon walk et twist au ralenti, un poker face, une nonchalance faussement guindée, une présence, quoi. Comme en paroles et musiques, le performeur n’en fait ni trop, ni trop peu. « Seulement le beau geste, seulement le mot juste » résume une chanson.
À Eric
On avait vu Bertrand Belin au Printemps de Bourges ensemble. C’est Eric Chevallier, le M.Chanson du Théâtre, qui a programmé ces deux concerts à Bourg. Aujourd’hui, Eric se remet d’un gros pépin de santé. On pense très fort à lui et on lui dédicace ce Rockenblog.
Belin m’a fait cracker…
On n’y comprend rien et pourtant ça vous saisit. La force poétique est là, musique aidant bien sûr, mais le mérite revient indéniablement au personnage. Dandy mais jamais poseur, Belin c’est un charme indicible, une rock’n’roll attitude classieuse sous le costard noir, une forme de cynisme mais qui serait dénué de toute vile méchanceté, celui d’un auteur sans doute désabusé et dont les messages – si tant est qu’il y en ait dans ses chansons- sont à décrypter comme des hiéroglyphes. Il pourrait chanter en anglais –façon pour d’autres de noyer l’inanité de leurs paroles- mais c’est pourtant bien la langue française qui sert ses textes. La sonorité des mots qu’on marie est une force en soi et l’émotion n’est pas un sentiment qu’il faudrait forcément expliquer. De toute façon, entre la voix du bonhomme et le gros son envoyé, ça ne change pas grand’ chose puisque rien n’est à comprendre. « Peu à peu tout me happe » quand même, chantait Bashung auquel tout ici tend à faire penser, même si comme dirait l’autre, c’est pas du Bergman (Boris et non Ingmar en l’occurrence…) ni du bébé Fauque. Pas d’écriture automatique ni de collage à la Burroughs, il faut plutôt chercher dans le non-sense d’un Ionesco pour tenter de décrire l’univers décalé voire absurde de Belin. Un dadaïste qui sait monter sur ses grands chevaux quand il faut, guitare en bandoulière et solidement encadré par ses compères. La présence scénique est là – ah cette façon extravertie et un peu gauche de bouger le corps !- l’humour pince sans-rire ponctuant les titres dans d’hilarants intermèdes où la provoc’ face au public est finement maîtrisée. Et puis quand même quelle(s) musique(s), du clair-obscur à la flamboyance avec la même maestria. Une voix prégnante et prenante, des guitares rock-wave comme on les aime, des claviers electro juste ce qu’il faut, et cette rythmique qui ne débande jamais pour porter un groove soutenu, constant, irrésistible. Franchement, comment ne pas « cracker » pour Belin ?…